Lynn Townsend White Jr (1907 – 1987)
Présentation aux frères de Saint-Jean à Rimont le 13 décembre 2019,
en préparation du colloque
Quelle théologie de la création face au défi écologique.
Fr. Marie-Benoit.
The Historical Roots of Our Ecological Crisis, 10 mars 1967 dans la revue Science.
Traduction française en 1979, approuvée par White et reprise par Dominique Bourg, février 2019 (puf).
Introduction
Sa carrière universitaire.
Historien médiéviste américain, professeur d'histoire, auteur de nombreuses études sur l’histoire des techniques, et surtout de la célèbre thèse sur « Les racines historiques de notre crise écologique », conférence prononcée le 26 décembre 1966 à Washington, devant l'assemblée annuelle de l'American Association for the Advancement of Science, et originellement publiée dans la prestigieuse revue Science de l'AAAS, en mars 1967.
A publié en 1940 « Technology and Invention in the Middle Ages ».
White a été influencé par les travaux de Richard Lefebvre des Noëttes (1856–1936) qui fut un officier français historien des technologies anciennes. Il a étendu les conclusions de des Noëttes dans une thèse qui traitait des influences des pouvoirs nouveaux acquis grâces aux chevaux dans la révolution agricole médiévale.
L’article de Lynn White est un des plus cités sur Google Scholar (5324 en juillet 2018). Il se situe à la croisée de plusieurs disciplines: histoire, philo, science des religions, économie, etc.
2 thèses majeures:
1. L’état des relations à l’environnement dans le monde occidental (industriel et democratique) dépend d’origines culturelles et religieuses. Pour changer il faut un renouveau culturel et religieux.
2. La chrétienté latine et son anthropocentrisme conséquent ont joué un rôle important dans la crise que nous traversons.
A noter que nous sommes en 1967 ! époque de prospérité des Trente Glorieuses où la science fait progresser la technologie en vue d’un progrès qu’il est hors de question de remettre en cause. A la veille de l’époque « hippie » qui va se le permettre.
Il faut des esprits forts, dit D. Bourg, pour oser remettre en cause le paradigme technocratique ! (parmi eux: Jacques Ellul, 1912 – 1994, fortement reçu aux USA).
Aujourd’hui encore l’idéologie du progrès est présente (Ex. le transhumanisme). Ceci apporte de l’eau au moulin de Lynn White, dont l’argument peut être vu comme un lanceur d’alerte.
L’article en lui-même n’est pas une charge contre le christianisme, mais remet en cause une interprétation particulière du christianisme qui aurait été majeure dans l’Europe médiévale et latine. Whyte, chrétien presbytérien, propose donc une nouvelle interprétation en relevant la figure de Saint François d’Assise !
L’argumentation.
L’impact des activités humaines sur la nature a changé radicalement.
Le terme d’anthropocène n’est pas encore employé. Mais la réalité est là: l’automobile fait disparaître des oiseaux qui se nourissaient de crottin de cheval;
les aurochs disparaissent à cause d’une chasse trop enthousiaste (1627) ! L’assèchement des marais dans le nord de l’Europe fait disparaître de nombreuses espèces de plantes, de poissons et de volatiles. De nombreux exemples que pourraient citer L. Whyte en 1967. « Aucune créature autre que l’homme n’a réussi a souillé son nid en un temps aussi court ! »
La suprématie des sciences et techniques européennes plonge ses racines dans le long Moyen Age, et par une lente évolution, induit une nouvelle relation à la nature.
Avant de tenter résoudre la crise, il est nécessaire de revenir aux fondements. Aux fondements de ce que nous constatons au XIXè siècle, l’alliance de la science (habituellement du côté aristocratique) et de la technique (habituellement du côté inférieur du social), le tout donnant la démocratie. Cette suprématie science/technique est occidentale. Mais on doit la faire remonter bien plus tôt que le 17è (révolution scientifique) et 18è (révolution industrielle) sciècles. Un grand mouvement scientifique commence au 11è siècle avec la traduction en latin des oeuvres des grecs et des arabes. C’est là qu’était le leadership avant le 13è s. Et à partir du 13è siècle il passe à l’occident et ne cesse de prendre de l’importance. Il faut donc comprendre ce qui se passe dans notre rapport à la nature à l’époque médiévale.
La grave séparation entre l’homme et la nature est illustrée par l’exemple de la charrue devenue plus grande et puissante grâces aux chevaux capables de la tirer (p. 33). Les gravures de l’époque représentent l’homme travailleur comme maître de la nature.
L’évolution des sciences et techniques et de notre rapport à la nature n’est pas intelligible sans l’influence d’une interprétation du christianisme (latin).
La mutation technico-scientifique du Moyen Age doit être lue en lien aves les croyances et les religions de l’époque. Selon White la tradition judeo-chrétienne apporte des idées nouvelles par rapport aux autres traditions; ces croyances vont marquer la culture de l’occident et du christianisme latin; nous en sommes encore dépendants. C’est: le fait d’une Création dans le temps, la souveraineté de l’homme sur les animaux (puisque il leur donne un nom), l’ordre de « dominer » sur les autres créatures, étant créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, l’homme partage avec Lui sa transcendance sur la nature. Tout cela dans une interprétation latine conduit à une séparation entre l’homme et son milieu; une dualité par rapport à laquelle Dieu voudrait que tout serve les desseins de l’homme. « Le christianisme est la religion la plus anthropocentrique que le monde a connu. »(p.38).
« En détruisant l’animisme païen, le christianisme a permis l’exploitation de la nature dans un climat d’indifférence à l’égard de la sensibilité des objets naturels. »
La distinction entre l’interprétation grecque et latine du christianisme. Le péché des origines est compris comme une blessure intellectuelle chez les grecs; la grâce aide à retrouver la lumière juste, l’illumination. La théologie orthodoxe est contemplative. Du côté latin on entend le péché comme une faute de la volonté, un mal moral, qui appelle à un nouvel agir, la bonne conduite. La théologie latine serait volontariste. La théologie naturelle est contemplative du côté grec, tandis qu’elle devient recherche de l’agir divin du côté latin, « l’effort pour comprendre l’esprit de Dieu à travers la découverte du fonctionnement de la création ».
Toute la recherche scientifique du Moyen Age et de l’époque moderne se fait dans ce climat de présupposés religieux. « La science occidentale moderne s’est formée dans la matrice de la théologie chrétienne. »
Plus de science et de technique ne permettront pas de passer la crise écologique; il faut repenser la religion en s’appuyant sur l’humilité et l’égalité de toutes les créatures selon l’exemple de François d’Assise.
Des affirmations péremptoires : « d’un point de vue historique, on ne peut comprendre la croissance de la science et de la technique en faisant abstraction des attitudes spécifiques envers la nature qui s’enracinent profondément dans le dogme chrétien. (…) On doit abandonner le postulat chrétien selon lequel la nature n’a d’autre raison d’exister que d’être au service de l’homme. (…) Notre science et notre technologie sont toutes deux si imprégnées de l’arrogance chrétienne envers la nature qu’on ne peut attendre d’elles seules aucune solution pour notre crise écologique. »
Résumé: le christianisme est anthropocentique, donc….
La réception.
Grand echo fut fait à cet article. Est-ce par un effet de mode dans la mouvance des années 68 ? Jusqu’à aujourd’hui, par la démultiplication de l’internet ?
Soulignons d’abord les faiblesses internes de l’article de Lynn White.
1. Faiblesse des arguments scripturaires (réduction de la Bible à la Genèse), de l’analyse christianisme/démocratie et christianisme/économie.
2. En inaugurant le thème du rapport christianisme et écologie, White « chosifie » la religion; il réduit la tradition judéo-chrétienne à une unique interprétation. Certes son interprétation a pu être suivie par des chrétiens, mais il n’est pas possible de généraliser cette attitude. Certains ont entrepris de chercher à vérifier sa thèse, et ont trouvé d’une part des chrétiens engagés sur le plan de l’économie (+ côté protestant) et d’autres indifférents aux questions d’environnement et de nature. Voir le récent ouvrage « anointed with oil » qui fait des chrétiens des Etats-Unis les coresponsables du développement capitaliste (Darren Dochuk, Anointed with Oil: How Christianity and Crude Made Modern America, 688 pages; Basic Books; 2019, $24.99).
Soulignons aussi l’erreur historique de l’historien. Lynn White a été marqué par l’histoire de la technologie au Moyen-Age, et c’est de là qu’il fonde son interprétation. Plusieurs auteurs ont montré que d’autres aspects de la période médiévale n’étant pas mentionnés, la conclusion est hâtive. D’autre-part pour la pluspart des historiens c’est la pensée de la renaissance et la pensée moderne qui ont creuser la séparation que Whyte dénonce en la faisant porter au Moyen-Age. Cela ajoute à l’arrogance de son argumentation.
Fait est que les chrétiens ont tardé à réagir. Parmi ceux qui ont parlé:
En 2005, Jean Bastaire publie un article dans la revue Études dans lequel il montre que l’Église est restée fidèle au véritable esprit chrétien, jusqu’à ce que, à l’orée de l’époque moderne, se produise une déchristianisation du cosmos, prélude à la déchristianisation de l’homme. On a vu reparaître le vieux dualisme gnostique qui oppose le corps à l'âme, la chair à l'esprit. On a ravivé insidieusement l'antique manichéisme qui condamne la matière et, par conséquent, la création comme l'œuvre d'une puissance mauvaise.
En 2005, Jacques Arnould a répondu également dans une lettre ouverte à Lynn White et à ceux qui s’en réclament.
En 2006, Jean-Paul Maréchal répond par une analyse de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament, et par quelques perspectives théologiques concernant le développement durable.
En 2018, Fabien Revol indique que le pape François, dans l’encyclique Laudato si’ « sur la sauvegarde de la maison commune », a parfaitement intégré la critique de Lynn White Jr. Il propose une relecture des textes fondateurs pour corriger les représentations chrétiennes de la nature déformées par le paradigme technocratique et moderne. Ce travail suppose une conversion du regard sur la nature, profondément inspirée par l’intuition franciscaine de communion et de fraternité avec l’ensemble du vivant.
Laudato si’, n° 67, 68.
67. Nous ne sommes pas Dieu. La terre nous précède et nous a été donnée. Cela permet de répondre à une accusation lancée contre la pensée judéo-chrétienne : il a été dit que, à partir du récit de la Genèse qui invite à “dominer” la terre (cf. Gn 1, 28), on favoriserait l'exploitation sauvage de la nature en présentant une image de l'être humain comme dominateur et destructeur. Ce n'est pas une interprétation correcte de la Bible, comme la comprend l'Église. S'il est vrai que, parfois, nous les chrétiens avons mal interprété les Écritures, nous devons rejeter aujourd'hui avec force que, du fait d'avoir été créés à l'image de Dieu et de la mission de dominer la terre, découle pour nous une domination absolue sur les autres créatures. Il est important de lire les textes bibliques dans leur contexte, avec une herméneutique adéquate, et de se souvenir qu'ils nous invitent à “cultiver et garder” le jardin du monde (cf. Gn 2, 15). Alors que “cultiver” signifie labourer, défricher ou travailler, “garder” signifie protéger, sauvegarder, préserver, soigner, surveiller. Cela implique une relation de réciprocité responsable entre l'être humain et la nature. Chaque communauté peut prélever de la bonté de la terre ce qui lui est nécessaire pour survivre, mais elle a aussi le devoir de la sauvegarder et de garantir la continuité de sa fertilité pour les générations futures ; car, en définitive, « au Seigneur la terre » (Ps 24, 1), à lui appartiennent « la terre et tout ce qui s'y trouve » (Dt 10, 14). Pour cette raison, Dieu dénie toute prétention de propriété absolue : « La terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m'appartient, et vous n'êtes pour moi que des étrangers et des hôtes » (Lv 25, 23).
68. Cette responsabilité vis-à-vis d'une terre qui est à Dieu implique que l'être humain, doué d'intelligence, respecte les lois de la nature et les délicats équilibres entre les êtres de ce monde, parce que « lui commanda, eux furent créés, il les posa pour toujours et à jamais sous une loi qui jamais ne passera » (Ps 148, 5b-6). C'est pourquoi la législation biblique s'attarde à proposer à l'être humain diverses normes, non seulement en relation avec ses semblables, mais aussi en relation avec les autres êtres vivants : « Si tu vois tomber en chemin l'âne ou le bœuf de ton frère, tu ne te déroberas pas […] Si tu rencontres en chemin un nid avec des oisillons ou des œufs, sur un arbre ou par terre, et que la mère soit posée sur les oisillons ou les œufs, tu ne prendras pas la mère sur les petits » (Dt 22, 4.6). Dans cette perspective, le repos du septième jour n'est pas proposé seulement à l'être humain, mais aussi « afin que se reposent ton âne et ton bœuf » (Ex 23, 12). Nous nous apercevons ainsi que la Bible ne donne pas lieu à un anthropocentrisme despotique qui se désintéresserait des autres créatures.
Dominique Bourg, au terme de sa relecture de l’argument de Whyte, donne trois interprétations / postures du dominium de la Genèse.
- Posture despotique, Gn 1, 26-28; Gn 9, 2-3. Anthropomorphisme sans retenue.
- Posture de l’intendance, Gn 1, 31; valeur intrinsèque de toutes les créatures. Elles méritent repect pour elles-mêmes Gn 2, 15 (garder, cultiver, servir). Devenir responsables comme Dieu l’est, c’est cela la ressemblance.
- Posture citoyenne. Gn 2, 7; l’espèce humaine a la même étoffe que les autres créatures, frères et soeurs du même Créateur. Fraternité orientée vers les fins dernières. Invitation à voir les traces divines dans chaque créature. Proche du panenthéisme des orthodoxes.
Par le péché qui a causé des ruptures, et par le salut obtenu pour toute la Création, le pape François fait le lien entre ces trois postures.